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Le Stabat Mater avait égrainé ses dernières notes et le Lac des cygnes de Tchaïkovski était déjà bien entamé, lorsque la voix d’Hoarau s’éleva dans le casque des deux ingénieurs.
– L’astronome Lewe a identifié l’activité d’un réacteur nucléaire sur le lieu du crash. Ce qui s’est écrasé doit être un vaisseau de très bonne taille.
Salonne répondit, un peu cynique.
– Intéressant. Mais j’imagine que vous ne nous dérangez pas pour nous dire ça.
– Le réacteur est instable. Nous estimons qu’il peut exploser à n’importe quel moment dans les trois heures.
Salonne et Aphéa se regardèrent en silence. La jeune femme finit par demander :
– Quelle est la probabilité d’une explosion avant que j’aie fini l’opération ?
– 47 %.
Puis répondant à la question muette, la capitaine ajouta :
– Si vous êtes dehors pendant l’explosion, vos chances de survie seront nulles. Si les radiations ne vous tuent pas sur le coup, vous succomberez dans les jours suivants.
Les regards des deux ingénieurs ne s’étaient pas décrochés, les yeux écarquillés, le souffle court, l’esprit comprenant déjà ce que cela signifiait. Aphéa dit avec une voix et un sourire tremblotants :
– Croise les doigts pour moi.
Salonne secoua la tête accueillant l’ordre inévitable de la capitaine.
– Salonne, rentrez avec les équipes AEV.
Lentement, la détresse s’immisçait dans Salonne. Il saisit le bras d’Aphéa en soufflant :
– Je pourrais rester à ta place.
Aphéa fut prise par l’envie impérieuse de lui dire oui, de s’enfouir. Mais elle se contenta de lui lancer un regard qu’elle voulait apaisant :
– Tu sais bien que ce n’est pas possible. Tu ne seras jamais aussi rapide que moi.
Les yeux suppliants, Salonne balbutia.
– Je ne peux pas te laisser.
– Mais si tu peux. Pense à la retraite, à ton autre fille. Cela ne rime à rien de nous exposer tous les deux. Tu le sais bien.
Dans un sursaut de révolte, il faillit lui demander comment elle pouvait envisager de sacrifier sa vie avec un tel sang-froid, sans une pensée pour les personnes qui tenaient à elle. Comment ne pouvait-elle pas s’insurger contre l’injustice du destin ? Il voulait lui cracher qu’elle était égoïste, inhumaine. Mais aucun de ces mots ne franchit ses lèvres. Il n’avait qu’à la regarder. De toutes ses forces, Aphéa retenait ses larmes, au bord de la panique. Elle ne voulait rien montrer de sa peur, sans doute par pudeur ou par égard pour lui. Il ne pouvait que trop bien imaginer la tempête qui rageait en elle. La jeune fille ne voulait pas mourir. Surtout elle n’arrivait pas à imaginer que sa vie puisse finir. Mais il fallait détacher la Butineuse et il n’y avait pas d’autres choix.
Salonne pleurait doucement désormais et Aphéa laissa enfin le flot d’émotion déferler de ses yeux, hoqueter dans sa gorge, déformer son visage d’une terrible grimace de terreur. Salonne étreignit maladroitement la jeune femme et dit d’une voix tendre :
– Aphéa… Aphéa, ma chérie, mon enfant.
Il la secoua doucement. Elle le regarda dans les yeux. Devant ces lacs de jeunesse pleins de détresse, il se demanda pourquoi ces mots soufflés par ses sentiments paternels ne sortaient qu’au moment fatidique où il allait peut-être la perdre. Le professionnalisme était une fausse excuse. Une pudeur fière, mal placée en était la vraie raison. N’apprendrait-il jamais ? Ce sentiment, il le connaissait avec une douloureuse précision. Il l’avait ressenti quand Solange l’avait quitté. Solange… Salonne repoussa vigoureusement la pensée de sa fille. S’il laissait ce souvenir s’imposait, il n’aurait pas le courage d’abandonner Aphéa là dehors. Il ne pourrait jouer le rôle dont la jeune femme avait besoin.
– Aphéa, tu vas y arriver. Une chance sur deux, c’est quasiment toutes les chances. Tu m’entends ? Rien n’a explosé encore et tu vas te dépasser. Tu vas finir en battant tous les records.
La jeune femme hocha vaguement la tête, la panique refluant lentement. Salonne continuait de parler :
– Et puis au jeu de hasard, tu m’as toujours écrasé. En dépit de toute la logique des mathématiques, tu as toujours gagné, alors il n’y a aucune raison que ce ne soit pas le cas encore.
Cette fois-ci, un petit sourire vint illuminer le joli visage d’Aphéa. Elle avait plein de raisons à lui objecter, mais là n’était pas le propos. Les paroles de l’ingénieur la remettaient sur pied. La détermination pulsait à nouveau en elle. Après quelques dernières paroles rassurantes et encourageantes, Salonne quitta la jeune femme.
Hoarau qui avait suivi en silence l’échange lâcha :
– Bonne chance, Aphéa.
La capitaine n’ajouta rien, mais ces quelques mots étaient pétris de regret et de gratitude.
La délicatesse du Lac des cygnes ne saillait plus à la situation. Aphéa lança le Requiem de Mozart, son œuvre préférée entre toutes. Puis elle replongea dans cet état de transe dans lequel aucune panne ne lui résistait, mais surtout aucune pensée ne venait la troubler.