Mercure (10/10)

Pour les autres chapitres, c’est par ici.


Lorsqu’Aphéa finit, elle le signala à son équipage, puis laissa lentement son esprit revenir à la réalité comme si elle sortait d’un long tunnel. La clarté de la réalité envahit son esprit, l’éblouissant. Elle allait mourir. Puis ce fut un long éclair de douleur. La souffrance trop longtemps ignorée déferlait dans son corps comme le tonnerre dans la campagne vide. Suivit une lente vague apaisante amenée par les sédatifs promis par Hoarau.

Bonds et filins ramenèrent Aphéa au sommet de la Butineuse. Là, elle se laissa choir. Elle entendait à peine les voix lui demandant de revenir à l’intérieur. Ce ne fut que de loin qu’elle sentit la Butineuse se remettre en marche. Elle regardait Mercure, le jour éclatant au-dessus, la nuit d’ébène en dessous. Aphéa était calme, étrangement calme. Elle était comme soulagée d’enfin déposer le merveilleux, mais douloureux fardeau de la vie.

La Butineuse gravissait péniblement, mais sûrement la pente du cratère. Aphéa s’imagina l’équipage en pleine ébullition. Yagis établissait un itinéraire. Ulan tentait toujours de contacter la Centrale. Les pilotes manipulaient avec dextérité les manettes. Salonne était à moitié fou. La capitaine devait sûrement faire appel à une autorité hautement musclée pour l’empêcher de sortir la chercher. L’écran d’Aphéa lui indiquait que le taux de radiation était toujours mortel.

La jeune femme se tourna vers l’ouest juste au moment où le soleil déversa son feu sur la Butineuse. Immense, l’astre brillait comme un œil courroucé de trouver d’insignifiants humains dans son royaume inviolé. Les miroirs déformés diffractèrent la lumière projetant une multitude d’arcs-en-ciel sur les pierres blanches. Mercure, désert de couleur, devenait d’un coup outrageusement irisée. Aphéa d’abord soufflée par la beauté du spectacle éclata en sanglots. Un vif sentiment d’immense gâchis l’étreignait. Elle ne reverrait plus jamais de tels spectacles. La Terre, sa famille, deux choses qu’elle avait fuies dès qu’elle avait pu, lui manquaient cruellement. Le regret et l’ironie peignaient une grimace pathétique sur son visage.

Dans ce torrent d’émotion, la voix du capitaine perça :

– Aphéa, il faut que vous vous cachiez des rayons directs du soleil. Votre combinaison ne peut tenir une telle température.

Aphéa se rendit compte qu’elle avait très chaud. Elle pouvait au moins s’épargner une mort douloureuse. La jeune femme se traîna jusqu’à l’ombre d’une grande parabole. Rapidement, la combinaison ajusta la température et une sensation de fraîcheur ondula dans le corps d’Aphéa. Elle sombra, inconsciente.

Lorsque la jeune femme revint à elle, il faisait nuit autour de la Butineuse. Elle avait réussit à sortir du cratère et a rattrapé l’aube. Aphéa eut un petit rire et se dit : « Tu avais raison, Salonne. J’ai gagné, j’ai sauvé l’équipage ». Ses pensées repartirent comme emporté par un doux fleuve. Ce n’était pas vrai qu’elle avait fui la Terre. Elle avait toujours été fascinée par l’ailleurs, là où le dicton « l’espace est rapace » prenait tout son sens. La Terre n’était un joyau que parce qu’elle brillait dans l’écrin hostile de l’espace. Les paroles de sa mère lui revinrent, caressantes : « Va ma fille. Tu en as besoin pour te réaliser ».

Dès que le niveau de radiation aura assez baissé, ses collègues viendront la chercher. Ils la barderaient de tuyaux, d’intraveineuses, de sondes pour la faire survivre un jour, deux jours, une semaine de plus. Il fallait la ramener sur Terre. Alors la promesse serait tenue. Tous colons avaient le droit de finir sa vie sur la planète bleue. Mais Aphéa ne voulait pas de ça. Elle ne voulait pas des vomissements, des cheveux tombant, de la liquéfaction de son corps. Mais surtout, elle ne voulait pas laisser à ses parents cette image. Mercure serait son tombeau. Aphéa ne pouvait pas en rêver un meilleur que celui-là. Elle habiterait ces lieux à jamais.

Sans hésitation ni précipitation, Aphéa pianota sur son clavier. En quelques minutes, elle avait piraté sa combinaison. Après avoir détaché ses câbles, elle se mit debout.

– Betty, s’il te plaît. Coupe toute communication avec la Butineuse et remets-moi la Cold song et la complainte de Didon.

Toujours les doigts sur son clavier, Aphéa commanda à son système de respiration de lâcher de l’air. Le jet de gaz la souleva sans difficulté très haut dans la légère atmosphère de Mercure. La jeune femme se laissa retomber doucement contemplant une dernière fois la planète. Elle était au-delà des larmes. La musique de Purcell la touchait comme jamais auparavant. À cet instant, les paroles de ces arias exprimaient subtilement, parfaitement ses pensées. Prête à mourir par le froid, la jeune femme souhaitait ardemment qu’on se souvînt d’elle, mais qu’on oubliât son destin tragique.

Lentement, infiniment lentement, Aphéa entra une dernière commande. Alors son casque s’ouvrit et l’épée glaciale de Mercure la transperça.

Fin

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *