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Aphéa se réveilla sur sa couchette. Gardant les yeux fermés, elle sourit. Elle se laissait bercer par la Butineuse. Le gigantesque véhicule à six pattes vibrait à chacun de ses pas comme pour caresser ses occupants.
La jeune femme ouvrit d’un coup les yeux. La Butineuse devait être proche du cratère Purcell désormais. Dans le noir, Aphéa dit :
– Betty ?
Un écran s’alluma éclairant l’étroite cabine d’une lumière diffuse. Une voix chaude, mais un peu rigide répondit :
– Je suis là.
– Sort mon drone par le sas 11C secteur 2, s’il te plaît. Et j’aimerais écouter la Cold song de l’opéra « Roi Arthur » composé par Henri Purcell.
– Drone prêt dans 360 secondes. Il existe dans la base de données 31 versions du morceau que vous avez demandé. Dans l’ordre de popularité : version dirigée par Alfred Deller…
– Je veux celle dirigée par William Christie. Du même chef d’orchestre, ajoute à la suite l’aria Dido’s lament. De Purcell, encore. Tu lanceras la musique à mon signal.
– Bien reçu.
Aphéa s’assit au bord de sa couchette, son regard dans le vague, loin au-delà de la paroi métallique face à elle. Lentement, les brumes du sommeil se dissipaient. Le drone était de sa conception. Une petite poussée de gaz suffisait à élever l’engin fabriqué dans des matériaux légers. La faible gravité de Mercure se chargeait de le faire redescendre en douceur, comme une feuille d’automne. La voie de Betty fit légèrement sursauter Aphéa.
– Drone prêt.
La jeune femme se leva. Avec soin, elle enfila les gants de commande à distance qu’elle avait posés négligemment sur sa tablette de chevet.
– Betty, envoie les images de la caméra.
Peu à peu, les murs de sa cabine s’estompèrent devant l’environnement du drone. Dans le crépuscule de Mercure, le petit engin était entouré par les silhouettes géantes de paraboles, passerelles, antennes et autres structures. Aphéa referma les yeux et indiqua à Betty de lancer la musique.
Dès la première seconde, le corps d’Aphéa frémit sous l’assaut à la fois rêche et moelleux des violons. Lorsque la voix basse et vibrante du chanteur s’éleva, elle ouvrit les yeux, le regard tourné vers le ciel. Sur le velours de jais piqueté d’étoiles, la Voie lactée y déployait son écharpe arachnéenne. De ses mains gantées, la jeune femme fit des gestes secs, rythmés par la musique. Le drone s’envola au gré des lâchers de gaz. Chaque salve de notes le menait toujours plus haut. Grisée par cette délicate ascension, la jeune femme se sentait happée vers le vide sidéral.
Quand la dernière note s’évanouit, le silence suspendit le souffle et les gestes d’Aphéa. Elle regarda à ses pieds Mercure, tableau d’ombre et de lumière. Sans atmosphère pour diffuser les derniers rayons du soleil, le crépuscule de la planète n’avait pas le flamboyant des fins de journée terrestre. Mais loin de rendre la planète sinistre, cette austère absence de couleur livrait sans fard l’essence de ces lieux, roches défigurées par d’antiques chutes de corps célestes. Les innombrables météores avaient fracassé, plissé, crevassé le sol et façonné ainsi vallées escarpées, cratères dentelés et crêtes bosselées. Riche en fer, le sol brillait à la moindre lueur dotant Mercure de la beauté d’une sculpture finement ciselée, striée d’éclats d’argent.
Sans bouclier de gaz et très proche du soleil, la face de Mercure tournée vers l’astre subissait une chaleur infernale tandis que celle opposée recevait le froid absolu de la nuit sidérale. Le demi-millier de degrés du jour rendait mortelle toute exposition trop longue au soleil, mais un éloignement prolongé de l’énergie solaire condamnerait la Butineuse à l’immobilité et ses habitants à l’état de glace. Tel un papillon attiré par une lampe incandescente, le véhicule suivait perpétuellement le crépuscule. La chose était rendue possible par la rotation de la planète cent fois plus lente que celle de la Terre. Cette langueur donnait au cycle de Mercure une touche surnaturelle qui nourrissait chez Aphéa une fascination dévorante. Là où le crépuscule ne durait qu’un instant sur Terre, il s’étirait ici pendant des heures. À la vitesse d’un gastéropode aux pôles ou celle d’un coureur à l’équateur, on pouvait observer la lente transition entre le déluge de feu et l’enfer glacial.
En réalité, il n’y avait rien à voir. Aucune matière n’étayait les flux et reflux de chaleur par d’impressionnants changements d’état. Les gaz et liquides avaient depuis longtemps quitté le géant caillou dépourvu de vraie atmosphère. Pas de banquise qui devenait nuage en un clin d’œil, pas de vague de chaleur se transformant d’un coup en pluie de glace. Quant aux minéraux et métaux, leur point de fusion se situait bien au-delà des températures essuyées par Mercure.
Mais cela avait peu d’importance aux yeux d’Aphéa. Elle était constamment bercée par la poésie de sa mission : butiner le sol ferreux de Mercure dans l’éternelle lueur du jour mourant, là où les extrêmes de l’espace s’annulaient pour laisser place à la vie.
La douce et mélancolique complainte de Didon vint caresser les oreilles d’Aphéa. Le chant délicat descendit le long de son échine. Elle vibra de plaisir. Le drone avait déjà entamé une lente chute vers la Butineuse plongée dans la pénombre de la nuit. Le jour ne se tenait qu’à quelques kilomètres. Ricochant sur le sol clair, quelques rayons solaires venaient effleurer la Butineuse qui rutilait subtilement tel un scarabée. Elle était couverte de miroirs sophistiqués chargés de refléter la lumière du soleil. Ce système de refroidissement passif conjugué à son complément actif — une puissante climatisation — permettait au véhicule de survivre une vingtaine d’heures sous le feu solaire.
Le cratère Purcell n’était pas visible, car encore recouvert par le jour. La caméra du drone qui n’avait pas la performance de l’œil humain ne pouvait pénétrer le rideau de lumière dressé par le soleil. Aphéa aurait pu ajuster les filtres, mais alors la nuit de Mercure n’aurait plus été qu’un opaque écran noir. Prenant de la vitesse, la jeune femme plongea le drone droit dans le front solaire, vers le cratère. Pendant une longue seconde, le drone aveuglé ne transmit qu’un monde blanc sans contraste.
Puis Mercure réapparut. L’engin avait pénétré dans l’ombre du Purcell. Très profond, l’intérieur du cratère était protégé des rayons rasants du soleil couchant. Toutefois dans quelques heures un prodige — la rétrogradation — ramènerait la lumière dans ce gouffre géant. Le soleil allait inverser sa course dans le ciel pendant quatre jours terrestres. Ce phénomène avait lieu chaque année mercurienne, lorsqu’au périhélie[1], la vitesse de l’orbite de Mercure accélérait pour dépasser celle de la rotation de la planète.
Le Purcell était titanesque. Le regard d’Aphéa courut le long de la paroi et fut perdu dans le lointain avant de pouvoir caresser l’autre extrémité. La jeune femme se mit à danser sur le chant de Didon. Le drone virevolta dans l’air inexistant, suivit de longues crevasses, tourna autour d’énormes rochers. Transportée par le génie de Purcell et la splendeur de Mercure, la jeune femme n’avait plus conscience d’elle-même. En transe, elle était devenue le drone volant, libre. Des larmes d’extase roulaient sur ses joues.
Lorsque la dernière note s’égraina, Aphéa posa lentement, tendrement le drone en haut d’un monticule. Elle s’assit sur son lit et embrassa du regard le paysage, nuance de gris arborant le charme émouvant d’un dessin au graphite. À bout de batterie, le drone s’éteignit arrachant Aphéa de Mercure. La jeune femme était durement ramenée à la réalité des épaisses et étouffantes parois métalliques indispensables à sa survie. Elle essuya ses larmes et s’allongea, vidée.
Ce ne fut qu’après de longues minutes qu’elle se redressa et demanda à Betty de transférer sur le réseau interplanétaire les images enregistrées par le drone accompagnées de la musique. Le Purcell n’était pas la première formation géologique qu’elle visitait. Les cratères, crêtes et vallées de Mercure portaient le nom d’artistes de la période pré spatiale[2]. Pour les écrivains, elles lisaient leurs mots tout en laissant un de ses drones survoler semi automatiquement la formation géologique. Pour les peintres, elle mélangeait les images de Mercure avec celles de leurs œuvres. Mais ce qu’elle préférait était bien sûr les musiciens. Elle ne faisait aucun commentaire si ce n’était ses soupirs, ses exclamations et ses souffles d’émerveillement.
Aphéa diffusait toutes ses vidéos au plus grand nombre. La première, celle du cratère et du Requiem de Mozart s’était répandue comme une trainée de poudre. Les raisons de ce succès éclair faisaient grand débat. Était-ce parce que ses images rendaient avec fidélité l’expérience unique de survoler une planète autre que la Terre ? Était-ce parce qu’elles présentaient sous un angle positif et lumineux le douloureux exode que l’humanité avait dû accepter pour préserver son berceau ? Était-ce, comme certains jaloux le prétendaient, parce qu’il suffisait de mettre la légèreté de Chopin, la vitalité de Vivaldi ou le chaos structuré de Prokofiev sur des images vaguement esthétiques pour remporter le cœur populaire ? Tout le monde vivait l’art à sa façon comme disaient quelques critiques dithyrambiques des œuvres d’Aphéa. Certains la remerciaient de faire renaître d’une si élégante manière les génies d’antan, d’autres la saluaient comme une nouvelle artiste qui faisait déjà école, d’autres encore ne la considéraient que comme la célébrité éphémère du moment. Tout cela amusait Aphéa et était la preuve qu’elle avait atteint son objectif : montrer à l’univers Mercure, sa beauté et sa cruauté.
[1] Point de la trajectoire orbitale le plus proche du soleil
[2] Période de l’histoire de l’humanité précédant la première colonie lunaire.
Changement total d’univers par rapport à tes autres écritures. Les références à la musique dans un univers de fiction « bravo » il fallait y penser. Ce premier texte donne envie de vite découvrir la suite.Alors à ton stylo !! j’attends la suite . Bises
Merci pour ton enthousiasme 🙂 !