Les rires méchants résonnaient dans la cour. Comme à chaque récré, Arnaud et sa bande profitaient que les maîtres et maîtresses regardaient ailleurs pour s’en prendre à Madjouba. Rien de physique. Juste des paroles moqueuses. Mais elles atteignaient l’enfant aussi violemment que des gifles. Son prénom bizarre, sa couleur de peau ébène, son accent truculent, tout était bon pour attirer les quolibets. Les attaques étaient pour la plupart bêtes et méchantes comme seuls les enfants osent formuler. Mais parfois les piques étaient plus construites dénotant d’un réel racisme. Chacun sait que dans la bouche des enfants réside souvent les idées de leurs parents.
Moi, je restais dans mon coin, trop heureux d’éviter le feu d’Arnaud et ses sbires. Avant l’arrivée de Madjouba, la couleur de mes cheveux carotte m’avait valu d’être leur souffre douleur préféré. Aujourd’hui encore, je frissonne aux souvenirs de ces récréations solitaires, imprégnées de peur et d’humiliation. Ce jour-là, les petites brutes s’étaient lassées rapidement de Madjouba, le laissant malheureux assis sur un banc. Imperceptiblement, je m’étais détendu. Avec du recul, je me rends compte que j’étais affecté de voir un autre enfant que moi persécuté. J’étais alors trop jeune pour déceler la culpabilité et l’empathie en moi.
Soulagé donc, je profitais du soleil, et marchais seul dans la cour. Les enfants me parlaient peu, de peur d’être eux aussi victime du feu mesquin d’Arnaud. Pour tromper mon ennui, je pensais aux petits spectacles que papa et moi montions parfois le dimanche. Nous inventions des histoires que nous racontions en projetant nos ombres sur le mur. Notre grande audience — constituée exclusivement de Maman et les voisins — ne manquait jamais de nous acclamer. Que c’était amusant !
Mes pas m’amenèrent au banc où était assis Madjouba, dos au soleil. Son ombre se détachait distinctement sur le sol. Je me figeai. Cette ombre était trait pour trait celle que je faisais lorsque je jouais la tristesse. Devant moi, il n’y avait pas de couleur de peau différente, ni de prénom bizarre. Je ne voyais que la silhouette d’un petit garçon très malheureux. Je m’étais senti traversé par cette détresse si semblable à la mienne.
Je me suis alors assis à côté de lui. Il m’avait glissé un regard en coin méfiant, mais n’avait pas réagi. Après quelques instants à regarder nos deux ombres au sol, je relevais soudainement mes deux mains jointes projetant la silhouette d’un oiseau.
– Devine ce que c’est !
Je sentis son corps se raidir, redoutant sans doute un nouveau piège pour le tourner en ridicule. Il ne me répondit pas, prostré dans une attitude fermée.
– C’est une colombe ! Et ça c’est quoi ? … Allez ! Fais un effort, je sais que tu sais.
– Un … un lapin !
– Oui ! Et ça ?
À mesure que je lui faisais deviner rhino, canard et chien, il se détendit. Son ombre se déploya pour devenir celle d’un petit garçon enjoué. Son visage s’ouvrit de joie, lorsqu’il réussit à créer un lion et d’autres animaux du zoo. À la fin de la récré, ce n’était plus des ricanements méchants qui résonnaient, mais nos rires heureux d’avoir enfin trouvé un copain. À deux, nous serions et nous fumes plus fort.
J’ai écrit ce petit texte pour répondre à un défi lancé par Éric Galland. La dramaturgie explique que chaque personnage joue un rôle dans une histoire. Un des plus connus est bien sûr le mentor. C’est lui qui guide le personnage principal dans sa quête. Il est très souvent représenté par un vieil homme (Yoda, Gandalf) ou une bonne fée (comme dans les contes des frères Grimm). Mais ce n’est pas toujours le cas (Jiminy Cricket). Pour nous entraîner à ne pas tomber dans le piège de l’archétype trop classique, le défi d’Éric était d’inventer une histoire où une ombre joue le rôle d’un mentor.
Ce que je ressens dans tes différents textes c’est la magie des mots que tu emploies pour nous immerger dans le lieu du récit.
Tu arrives magnifiquement bien à nous faire ressentir l’endroit, l’atmosphère, la tension ….
Alors Bravo
Waw! Merci pour ce super commentaire! Cela fait chaud au cœur et c’est super motivant 🙂
Joli texte où Madjouba va passer du repli à l’envol emporté par les jeux d’ombre que tu lui propose. Mais n’en est-il pas toujours ainsi de nos vies? La seule compagne qui nous reste fidèle est notre ombre qui projette ce que nous sommes. Ombre et lumière sont les deux pôles entre lesquels oscille notre existence. Et, oui, il est chanceux celui qui rencontre le mentor qui saura faire se déployer son ombre.
Belle écriture à mettre au service d’un futur roman.
Quel beau commentaire spirituel et profond ! Sa plume fait de l’ombre à la mienne.
Très joli texte, j’ai trouvé très intéressante l’idée d’utiliser l’ombre non seulement comme mentor (qui permet à notre conteur version enfant d’évoluer), comme message de tolérance (en ombre, on est pareil), et comme moyen de communication. L’histoire est touchante. J’apprécie beaucoup de te lire, et celui là est mon préféré des trois publiés jusqu’à présent.
Il n’y a que les deux dernières phrases du premier paragraphe qui m’ont un peu décroché. Bien que vrai, telles qu’elles sont formulées elles sont plus de l’ordre de l’analyse « adulte » de la situation alors qu’on était (puis qu’on retourne ensuite) dans le ressenti des enfants. Du coup elles dénotent un peu. Mais ce n’est que du détail 😉
Je suis heureuse que tu apprécies l’idée de ce texte et que tu aimes me lire.
Pour les deux phrases, tu as raison. Elles sont du même ton que les deux dernières du deuxième paragraphe: celui d’un adulte racontant un épisode de son enfance. Il faudrait que soit je marque plus le fait qu’il y a deux voix dans le texte (l’enfant et l’adulte), soit que je fasse taire les réflexions de l’adulte.
C’est super ce que tu fais !! J’ai sincèrement beaucoup aimé et ai hâte de lire la suite de tes nouvelles, ou comme tu le dis, peut être de tes romans un jour.
Bonne continuation 🙂
Sophie/Chouette
Merci pour tes chaleureux encouragements, Sophie 🙂
Une belle histoire chargée de réalisme, animée d’humanisme et empreinte d’originalité, celle du rôle de l’ombre de Mahdjouba, le petit souffre-douleur, dans son évolution favorable.
J’aurais cependant apprécié quelques phrases supplémentaires pour décrire les réactions d' »Arnaud et ses sbires » à l’amitié naissante entre leurs deux victimes.
Petit écolier, j’ai connu à plusieurs reprises des harcèlements par des groupes de petits apprentis mafieux et jamais quelqu’un ne m’a aidé. Le petit Mahdjouba a, par contre, la chance d’avoir été trouvé par un camarade d’infortune qui a vu en lui un ami.
Salut Chloé !
Très jolie nouvelle ! J’aime beaucoup la magie et l’imaginaire de tes textes ! Merci pour ton inscription à ma newsletter ! J’espère que mes nouvelles te plairons aussi !
Ethan
Plairont*