Adrien
Dans mon coin, je suis seul à boire ma bière. Les gens ne sont pas à l’aise avec mon métier de médecin légiste. Puis comme d’hab, Jules parle sans arrêt, accaparant toute l’attention, surtout celle des filles. Elles sont toutes là, béates comme des carpes qui gobent des moucherons. Je fulmine à le regarder tout le temps lisser sa barbichette blonde d’un geste de la main. On dirait Gollum, qui caresse son précieux.
Une nième fille vient encore lui demander une cigarette. Impuissant, je sens mes muscles se crisper à l’idée de ce qui va suivre. Jules prend une cigarette dans son paquet, la porte à sa bouche et l’allume avec son Zippo super kitch. Puis il la tend à la meuf et dit :
– Comme ça, tu auras un peu du goût de ma bouche sur tes lèvres, jolie demoiselle.
Insupportable ! Comment font-elles pour le tolérer lui et son petit manège ? J’ai tellement envie de lui rabattre son caquet !
J’ai soudain une idée, j’en frissonne d’excitation. Je m’approche de Jules et demande à voir son Zippo. Il en est tellement fier qu’il me le donne aussitôt, racontant encore une fois comment il l’a acheté cinq fois son prix à une pauvre mère de famille dans le besoin, lors de son voyage humanitaire en Afrique. Faisant semblant de m’intéresser au briquet, je règle discrètement la flamme au maximum, puis le lui rends. Je retourne dans mon coin.
Je n’attends pas très longtemps avant qu’une autre fille vienne lui taxer une clope. Mais au moment où il allume son zippo, une flamme de 10 centimètres en jaillit et embrase sa barbichette chérie ! De la fière fourrure, il ne reste plus que quelques poils épars et une peau rose irritée. Ça tranche drôlement avec le reste de son visage, bronzé par son séjour en Afrique. Que c’est kiffant de le voir si ridicule !
Jules
Quatre heures de vol. Cela fait quatre heures que je suis coincé sur ce siège subissant les coups de pied incessants que le monstre de cinq ans installé derrière moi administre à mon dossier. J’ai demandé plusieurs fois à la mère de calmer sa gamine. Mais elle se contente de la gronder gentiment. Cela marche une minute, puis l’enfant se remet à gigoter et à crier. Je déteste l’avion, il y a toujours des mioches insupportables. Si ce n’était pour rejoindre ma famille à Noël, je ne le prendrais jamais.
Excédé, j’essaye de passer mes doigts dans ma barbichette, mais ma main ne rencontre que mon menton glabre. Je soupire. Je n’arrive toujours pas à me faire à l’idée que mes poils ont été brûlés. Je revoie le visage goguenard d’Adrien. Je sais que c’est lui qui a fait le coup. J’aurais dû lui mettre mon point dans la figure à ce petit con jaloux !
Et encore un coup de pied ! Dans une rage sourde, je me retourne tant bien que mal dans l’espace confiné et dit calmement à la gamine :
– Le père noël n’existe pas. Tes parents sont des menteurs. Ce sont eux qui mettent les cadeaux sous le sapin.
Je me rassoie sous les regards choqués de la mère et de nos voisins. La gamine se met à brailler. Ce n’est pas mieux que tout à l’heure. Mais la satisfaction de l’entendre piailler pour une bonne raison va rendre le voyage beaucoup plus supportable.
Sylvie
Je regarde ma montre. Voilà, cela fait une heure pile poile que j’attends. Quand je suis arrivée, j’étais cinquième dans la file d’attente. À raison de quinze minutes par personne, ça fait une heure. Une personne sort du bureau. C’est enfin à mon tour d’entrer et de m’asseoir sur la chaise face à la secrétaire. Mais nous avons à peine le temps d’échanger quelques mots que son téléphone sonne. Elle décroche. Elle se met à faire du bruit sans discontinuer avec son stylo : clic, clic, clic, clic, clic … Cinq minutes, puis dix minutes passent. L’irritation continue à monter lentement, mais inexorablement en moi.
En plus, je ne peux m’empêcher de penser en boucle à mes vacances de noël désastreuses. Tout a commencé avec ce connard qui a dit que le père noël n’existait pas à Gabrielle. Ma fille n’en a pas été si affectée que ça finalement. Bien au contraire ! Elle s’est empressée de le répéter en cachette à ses cousins et cousines. Les garnements ont organisé un raid pour nous surprendre, nous, les adultes, lorsque nous mettions les cadeaux sous le sapin. Quand j’y repense, c’était très amusant. Je suis même un peu fière de ma fille. C’est la réaction de mon con de beau frère qui a tout foutu en l’air. Considérant que la fête était gâchée, il a giflé Gabrielle de dépit. J’en suis encore indignée. Comment a-t-il osé ?!
La voix de la secrétaire m’arrache à mes pensées :
– Vous n’avez pas apporté le document.
– Non, justement. Je vous l’ai dit. Je suis venue, parce que je ne l’ai pas reçu.
– Si vous n’avez pas le papier, je ne peux rien faire. Faut demander à ce qu’on vous le renvoie.
– Mais à qui ?
– Attendez, je me renseigne.
Elle se tourne vers son écran d’ordinateur, la main droite tapant mollement sur son clavier et la gauche ‘‘cli-cliquant’’ frénétiquement avec le stylo. Je me dis que j’ai sûrement attendu une heure pour rien. Puis le téléphone sonne encore et elle répond. De longues minutes s’écoulent sans qu’elle arrête une seule fois de faire du bruit avec son stylo. C’est horripilant ! Sans même y réfléchir, je lui arrache son stylo et le lui plante dans la main. Elle se met à hurler en regardant le sang ruisseler de sa paume. Je sais que je devrais regretter mon geste. Mais c’est tellement libérateur ! Presque orgasmique !
Christine
Je sors enfin de l’hôpital. Malgré les médocs, ma main gauche me lance sourdement. J’ai envie d’aller au cinéma avant de rentrer chez moi. J’adore regarder un film sur grand écran. Il n’y a pas mieux pour me détendre. Puis cela va me faire oublier un temps cette folle furieuse qui m’a transpercé la main avec mon stylo préféré.
Je suis en avance : pas de queue à la caisse et pas un chat dans la salle. Je m’installe et soupire d’aise. Je commence à me sentir mieux. Je vais pouvoir regarder mon film de samouraï, pénarde.
Comme pour me contrarier, les gens se mettent à arriver par paquet. À croire que tous un bus a décidé d’aller au cinéma plutôt que de visiter la tour Eiffel ! Évidemment un couple avec un énorme sachet de pop-corn s’installe juste derrière moi. Pourquoi les gens ne ferment jamais la bouche quand ils mangent du pop-corn ? Ça ferait moins de bruit.
Le film commence. La salle est quasiment pleine, mais il n’y a personne devant moi et les tourtereaux ont déjà fini leurs friandises. Je me détends et me concentre sur l’écran. Même la douleur dans ma main semble s’estomper.
Là, forcément, des retardataires arrivent et s’assoient devant moi. Deux gars, un géant et un tout petit. C’est toujours agaçant les gens qui arrivent après le début du film. Au moins, c’est le minus et non le grand qui s’est assis juste devant moi. Je me dis qu’il ne verra pas grand chose, parce qu’il est juste derrière un autre grand type. J’essaye de me replonger dans le film et d’oublier ma main qui s’est remise à me faire mal.
Mais après quelques minutes, le petit chuchote quelques mots au grand, puis les deux échangent de place. Et voilà ! Je ne vois plus rien ! C’en ai trop ! Je sors de mon sac à main le katana que j’ai toujours sur moi et décapite d’un geste précis et fluide le grand mec. Je ne vais sans doute pas pouvoir regarder le film finalement. Mais que c’est relaxant de se défouler ! Puis grand comme il était, ce gars devait se douter que ça lui arriverait un jour.
Gérôme
La table d’autopsie est glacée. En même temps, elle est en alu. L’alu, c’est pratique à nettoyer et les morts ne sont pas sensés avoir le sens du confort. Visiblement si. Je suis allongé là, ma tête posée à une vingtaine de centimètres de mon corps et je ressens tout : le froid de la table, l’odeur de détergent, les doigts indélicats du médecin légiste sur ma peau, le goût de sang dans ma bouche et j’en passe. J’entends même. Le médecin légiste – un certain Adrien – n’arrête pas de parler tout seul. Enfin non, il me parle. Mais comme il n’est pas sensé savoir que je l’écoute, c’est tout comme.
Il a l’air en mal d’attention cet Adrien. Il me raconte la soirée qu’il a fait avec des amis avant noël. Il est tout fière de m’expliquer comment il a réussi à flamber la barbichette de Jules, son Némésis. Si vous voulez mon avis, vu comment Adrien en parle de ce Jules, il en est un peu amoureux. Puis qu’est-ce que j’en ai à faire des confessions d’un homosexuel refoulé ? J’ai été décapité. C’est éprouvant ! J’aimerais reposer en paix.
J’ai perdu le fil du monologue. Je raccroche, quand je l’entends dire :
– En même temps, vu comment t’es grand, tu pouvais de douter qu’un jour ça arriverait que quelqu’un te raccourcisse. Hein, Gégé ?
Non, mais pour qui il se prend le gamin à se montrer aussi familier avec moi. Je n’aime pas que l’on m’appelle Gégé. Mon prénom, c’est Gérôme. Puis ce n’est pas ma faute, si je suis grand. Enfin, si j’étais grand. Je n’ai vraiment pas la tête à écouter les idioties de ce médecin. Au prix d’un gros effort, je porte alors mon index à mes lèvres – enfin là où aurait dû être ma tête – et je lui fais chut. La tête d’Adrien ! On dirait qu’il a vu un fantôme ! Voilà qu’il prend ses jambes à son cou. Ça fait du bien de se fendre la gueule une dernière fois avant de partir.
J’ai écrit ce texte dans le cadre de l’atelier d’écriture de Ségolène Chailley. L’exercice, vous l’aurez compris, était de décrire des petites scènes de vengeance spontanée. J’ai eu l’idée d’ajouter un lien entre mes mini histoires et de décrire une escalade dans les représailles.
C’est certain que l’idée de lier les mini-histoires rend le déroulement tout à fait délicieux. On ne cesse de sourire à la lecture des différents textes sans trop d’exagération, une pointe d’ironie c’est cool.
Il fallait y penser à enchaîner , bien vu !!
Merci 🙂 Je suis contente que tu aies passé un bon moment à lire cette nouvelle et que tu es appréciée mon idée.
Lier les textes (et en bouclant), s’était bien vu 😉 Ça rajoute du plaisir à lire les enchaînement. Ce qui est top aussi, c’est qu’on s’identifie très bien aux premières situations (les dernières c’est un peu plus difficile, je n’ai jamais été mort). J’ai bien accroché 😉
PS : c’est vrai? Le père Noël n’existe pas?
Oui, le père Noël n’existe pas :-/
J’ai effectivement puisé dans mes propres expériences pour trouver de réelles situations agaçantes. Qui n’a jamais pensé/rêvé laisser libre court à sa rage dans ces cas là :-p
J’ai bien aimé cet enchainement qui va crescendo dans le délire. A tel point qu’on est à peine surpris quand le décapité porte le doigt vers ses lèvres absentes. Voila une première piste de mécanisme romanesque. Ce lien mécanique qui relie des scènes différentes mais qui leur donne un sens commun. Bien vu
Contente que le crescendo ait marché pour toi! Pour certains, il est un peu rapide. Peut-être qu’à mes heures perdues je rajouterais quelques scènes défouloirs :p
Tu sais qu’une fois j’ai fait comme Adrien un petit blond poseur incorrigible. Il s’est cramé sa belle moustache toute blonde et une bonne partie d’un de ses sourcils. J’ai cru qu’il allait me défoncés mais il s’est dégonflé le fat.
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